Aux cartes il est souvent coutume de tapoter deux petits
coups lorsqu’un joueur n’en a plus qu’une en main et qu’indéniablement il va
bientôt mettre fin à la partie. Peut importe la prochaine action de ses
adversaires, il est désormais quasiment impossible pour eux de pouvoir s’en
sortir. Ils sont fichus, point barre.
À cette heure tardive de la matinée, alors que ce tapotement
infernal résonne à la porte de sa chambre, Jake Sullivan ressent cette exacte
sensation. Il ne tourne même pas la tête pour découvrir son visiteur. Aucune
utilité, il connaît déjà l’identité de l’intrus. En dehors des infirmiers et
des domestiques, la seule autre personne osant perturber ainsi son intimité
n’est autre que son cher paternel.
Cette idée ne lui plaît pas. Absolument pas. Par réflexe, les doigts de sa main
droite se crispent sur le bras du fauteuil qu’il occupe.
Il ne souhaite pas cette entrevue. La simple vision de son
géniteur l’irrite au plus haut point. Non pas que le personnel médical ou les
femmes de ménage aient droit à un accueil plus chaleureux de sa part mais
Walter Sullivan avait su acquérir au fil des années, un ressentiment profond de
la part de son fils unique.
— Tu n’es pas sorti aujourd’hui.
Voilà. Pas même un « bonjour », un « comment
vas-tu ? », même si cette dernière question relèverait en fait de la
plus profonde ineptie - et son père est loin d’être idiot - mais une simple
remarque. Une constatation acerbe déclarée avec le ton adéquat, bien sûr,
histoire d’enfoncer un peu plus le clou. Pas de quoi prendre la mouche,
cependant. Il s’agit là d’une petite routine père-fils qu’ils ont mis en place
depuis des décennies. Les relations ont
toujours été tendues entre eux mais elles se sont empirées depuis…
— Non, effet, répond-t-il d’une voix atone.
Il n’a toujours pas tourné la tête. Ses yeux d’un bleu pâle
continuent à fixer le journal qu’il fait mine de lire depuis maintenant
plusieurs minutes. Il n’a aucune idée que ce qui y est écrit. Aucune
importance, il lui reste encore tout l’après-midi pour y remédier. Ainsi que la
soirée. De longues heures d’oisiveté et d’ennui qu’il tâcherait de combler par
le néant.
— Il fait beau dehors, poursuivit son père, cette fois d’un
ton plus amical. Tu pourrais en profiter pour faire un tour dans le jardin. Le
soleil te ferait du bien.
— Je doute fort que le soleil puisse faire quoi que ce soit
pour moi, rétorqua-t-il sans hausser le ton.
Malgré l’agacement ressentit, il murmurait presque. Avec un
peu de chance, son absence de réaction découragerait l’ennemi et il pourrait enfin
retrouver sa tranquillité tant désirée. La seule chose qu’il pouvait espérer
obtenir à présent.
— Et donc… tu comptes rester enfermer encore toute la
journée ?
— Tu connais déjà la réponse, alors pourquoi poses-tu la
question ?
Cette fois il daigne porter son attention sur son visiteur.
La tactique de l’ignorance ayant lamentablement échouée, il se décide à essayer
une nouvelle approche.
— Je n’ai aucun désir d’aller faire une petite balade dans
le parc ou dans n’importe quel autre endroit, d’ailleurs. Je n’ai pas non plus
envie d’aller au bureau, puisque je suppose que c’est ta prochaine question, et
je n’ai pas non plus envie de quitter cette pièce. Je peux consulter mes
messages et les derniers depuis cette pièce, grâce à cet ordinateur…
Il indiqua de la main le Mac dernier cri qui se trouvait
devant lui. Le poste était en veille depuis plusieurs minutes mais ça son père
l’ignorait.
— Le télétravail tu connais ? C’est dingue ce que ça
peut être utile pour certaines personnes. Les handicapés comme moi, par
exemple.
— Arrête, prévient Walter en s’approchant.
Les lèvres serrées, son père semble contenir difficilement
sa colère. C’est à se demander lequel des deux est un grabataire sans avenir.
— Quoi ? C’est la vérité, non ? En fait tu refuses
toujours de l’accepter, parce qu’un homme aussi puissant que Walter Sullivan ne
peut en aucun cas avoir un fils impotent. Son fils unique, son seul
héritier !