À
bientôt midi trente, Walker Street était bondée. Une foule compacte de
travailleurs en pause déjeuner gênaient son avancée tandis qu’elle tentait de
gagner du terrain. Un peu plus loin devant elle, un homme de bonne taille
allait traverser la rue. Il ne fallait en aucun cas qu’elle le perde de vue.
Par chance, il avait choisi de faire le trajet à pied. Un choix qui lui évitait une filature en voiture et tous
les risques inhérents à ce type de locomotion : les embouteillages, les
feux, les véhicules qui pourraient s’intercaler. Lucrétia pouvait donc
s’estimer chanceuse, seulement les autres piétons ne lui facilitaient pas non
plus la tâche. Elle réussit enfin à traverser. L’homme avait pris de l’avance,
mais se trouvait toujours dans son champ de vision. Elle hâta le pas, se
faufila entre les différents groupes de passants à la manière d’une anguille,
profitant de sa silhouette fine pour y parvenir, et rattrapa peu à peu son
retard. Parfois, elle se donnait l’impression d’être un prédateur. Elle
attendait patiemment que sa proie sorte de sa tanière, la filait et, le moment
venu, passait à l’attaque. Le coup de
grâce ne consistait pas, bien entendu, à occire la cible, mais à récolter des
preuves. Pour une femme bafouée, un employeur soupçonneux, un client escroqué…
C’était son job, sa vocation. Elle exerçait le métier de détective privé depuis
presque cinq ans et à présent, elle commençait à se faire un nom dans le
milieu. Les clients se montraient satisfaits, n’hésitant pas à la recommander à
leurs proches. Son agenda comprenait déjà trois affaires en ce début de
semaine. À ce train-là, elle allait peut-être devoir embaucher…
Sa
proie du jour s’arrêta enfin. Le bâtiment devant lequel il se trouvait se
détachait de ses voisins par sa devanture colorée. De là où elle se trouvait,
Lucrétia devina qu’il s’agissait d’un restaurant. Italien sans doute, si l’on
en croyait les dessins carnavalesques qui ornaient les murs extérieurs.
Monsieur
Campbell aurait-il décidé de s’octroyer un déjeuner en tête à tête ? Les
soupçons de sa femme pourraient être bien vite confirmés si tel était le cas.
En quelques pas, elle avait rejoint le restaurant.
Chez Luigi, pizza, antipasti,
pasta.
Son
intuition ne l’avait pas trompée. Elle poussa la porte avec plus de force que
nécessaire et heurta quelqu’un. Tout en se confondant en excuses, elle remarqua
que l’homme en question, par chance il ne s’agissait pas de Campbell, était plutôt
séduisant. Il ne semblait pas non plus insensible à son charme, car il lui
sourit d’un air aimable.
- Je vous en prie.
Nouveau
sourire. Un peu gêné…À moins que ce ne soit qu’un leurre…
- Je vous aurais bien invitée à
boire un verre mais, malheureusement, je suis attendu.
(...)
Son
sourire s’évanouit comme la lumière, puis elle entendit le moteur. Trop proche.
Elle tourna aussitôt la tête mais déjà le véhicule était sur elle. L’instant
d’après, elle lévitait. Non, en fait elle ne lévitait pas. Elle venait d’être
projetée du sol. Son corps se balançait dans les airs, dans une posture tout à fait
abracadabrante.
(...)
Quelqu’un cria. Sans doute un passant catastrophé
qui réalisait ce qui était sur le point de se produire. Et de quoi
s’agissait-il au juste ? Simplement d’un accident de la route. D’une
femme de 36 ans, heurtée par un véhicule sur un passage piéton.
Elle
commençait à descendre. Le capot semblait déjà porter les marques du choc qui
n’existait pas encore. Soudain le cours normal du temps reprit ses droits. Elle
tomba à toute vitesse avant qu’un flash éclatant ne l’aveugle.
Après,
le néant.
On
était le vendredi 27 septembre 2013, et Lucrétia Bennett venait de mourir.