samedi 18 juin 2016

De Charybde en Scylla : Extrait 1


Aux cartes il est souvent coutume de tapoter deux petits coups lorsqu’un joueur n’en a plus qu’une en main et qu’indéniablement il va bientôt mettre fin à la partie. Peut importe la prochaine action de ses adversaires, il est désormais quasiment impossible pour eux de pouvoir s’en sortir. Ils sont fichus, point barre.
À cette heure tardive de la matinée, alors que ce tapotement infernal résonne à la porte de sa chambre, Jake Sullivan ressent cette exacte sensation. Il ne tourne même pas la tête pour découvrir son visiteur. Aucune utilité, il connaît déjà l’identité de l’intrus. En dehors des infirmiers et des domestiques, la seule autre personne osant perturber ainsi son intimité n’est autre que son cher paternel. Cette idée ne lui plaît pas. Absolument pas. Par réflexe, les doigts de sa main droite se crispent sur le bras du fauteuil qu’il occupe.
Il ne souhaite pas cette entrevue. La simple vision de son géniteur l’irrite au plus haut point. Non pas que le personnel médical ou les femmes de ménage aient droit à un accueil plus chaleureux de sa part mais Walter Sullivan avait su acquérir au fil des années, un ressentiment profond de la part de son fils unique.
— Tu n’es pas sorti aujourd’hui.
Voilà. Pas même un « bonjour », un « comment vas-tu ? », même si cette dernière question relèverait en fait de la plus profonde ineptie - et son père est loin d’être idiot - mais une simple remarque. Une constatation acerbe déclarée avec le ton adéquat, bien sûr, histoire d’enfoncer un peu plus le clou. Pas de quoi prendre la mouche, cependant. Il s’agit là d’une petite routine père-fils qu’ils ont mis en place depuis des décennies.  Les relations ont toujours été tendues entre eux mais elles se sont empirées depuis…
— Non, effet, répond-t-il d’une voix atone.
Il n’a toujours pas tourné la tête. Ses yeux d’un bleu pâle continuent à fixer le journal qu’il fait mine de lire depuis maintenant plusieurs minutes. Il n’a aucune idée que ce qui y est écrit. Aucune importance, il lui reste encore tout l’après-midi pour y remédier. Ainsi que la soirée. De longues heures d’oisiveté et d’ennui qu’il tâcherait de combler par le néant.
— Il fait beau dehors, poursuivit son père, cette fois d’un ton plus amical. Tu pourrais en profiter pour faire un tour dans le jardin. Le soleil te ferait du bien.
— Je doute fort que le soleil puisse faire quoi que ce soit pour moi, rétorqua-t-il sans hausser le ton.
Malgré l’agacement ressentit, il murmurait presque. Avec un peu de chance, son absence de réaction découragerait l’ennemi et il pourrait enfin retrouver sa tranquillité tant désirée. La seule chose qu’il pouvait espérer obtenir à présent.
— Et donc… tu comptes rester enfermer encore toute la journée ?
— Tu connais déjà la réponse, alors pourquoi poses-tu la question ?
Cette fois il daigne porter son attention sur son visiteur. La tactique de l’ignorance ayant lamentablement échouée, il se décide à essayer une nouvelle approche.
— Je n’ai aucun désir d’aller faire une petite balade dans le parc ou dans n’importe quel autre endroit, d’ailleurs. Je n’ai pas non plus envie d’aller au bureau, puisque je suppose que c’est ta prochaine question, et je n’ai pas non plus envie de quitter cette pièce. Je peux consulter mes messages et les derniers depuis cette pièce, grâce à cet ordinateur…
Il indiqua de la main le Mac dernier cri qui se trouvait devant lui. Le poste était en veille depuis plusieurs minutes mais ça son père l’ignorait.
— Le télétravail tu connais ? C’est dingue ce que ça peut être utile pour certaines personnes. Les handicapés comme moi, par exemple.
— Arrête, prévient Walter en s’approchant.
Les lèvres serrées, son père semble contenir difficilement sa colère. C’est à se demander lequel des deux est un grabataire sans avenir.
— Quoi ? C’est la vérité, non ? En fait tu refuses toujours de l’accepter, parce qu’un homme aussi puissant que Walter Sullivan ne peut en aucun cas avoir un fils impotent. Son fils unique, son seul héritier !

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